Un fromage bleu pour la vie d’un moine racontée par M. Delval.
« En ce mois d’octobre de l’an de grâce 1467, il n’avait pas encore neigé sur le Haut-Jura. De part et d’autre du Val Serine, en ces rudes montagnes dressées comme des remparts forestiers, l’apothéose automnale prenait les dimensions de la plus divine splendeur.
Ce matin-là, Frère Anselme, moine de l’abbaye cistercienne de Chézery, s’était mis en route de bonne heure sur le chemin de Lex (près de Lélex, s’étendait un petit lac dont il ne reste que quelques tourbières). Il voulait profiter de cette belle arrière-saison pour faire pèlerinage à Saint-Claude, afin d’aller prier près de la châsse contenant le corps intact du saint abbé mort huit siècles plus tôt.
A l’époque, Saint-Claude était un lieu de pèlerinage aussi renommé dans le monde chrétien d’alors, que l’est Lourdes en notre siècle.
Un petit sac était jeté par-dessus son épaule gauche, et dans sa main droite un solide bâton rythmait sa marche. Il comptait passer par le Lex, prendre ensuite le chemin qui s’élève dans la montagne jusqu’au plateau de Bellecombe, et enfin atteindre avant la nuit les Moussières, où il savait trouver gîte et couvert. Le lendemain, si tout allait bien, il rallierait Saint-Claude où il partagerait durant quelques jours la prière de ses frères.
Marquant une pause, Frère Anselme hésitait.
Est-ce que je continue ? Le mauvais temps va me surprendre. Peut-être serait-il plus sage de retourner auprès de mes frères à Chézery.
Que peut-il m’arriver si saint Claude guide mes pas.
Frigorifié, le souffle court, Frère Anselme avançait aussi vite qu’il le pouvait en direction des Moussières.
Ses pieds commençaient à bleuir à travers les lanières des sandales. Et puis, soudain, parmi les rafales de feuilles mortes, apparurent des flocons blancs, comme si les nuages du ciel s’émiettaient en particules se mélangeant aux végétaux morts arrachés aux arbres de la terre.
Frère Anselme ne réalisa pas tout de suite le danger.
Allons bon, voilà la neige, maintenant ! Grommela-il entre ses dents.
Vivement les Moussières !
Pour un bon marcheur, il pouvait rester encore deux heures de route.
Les premiers flocons se multiplièrent vite, et bientôt se déchaîna une hallucinante tourmente de neige comme on n’en voit que dans le Haut-Jura. Le tracé du chemin s’était évanoui parmi les foyards et les épicéas, dont les épaules chargées de neige, ployaient sous la fureur des bourrasques. Ce matin-là, Constant Grossiord, robuste paysan des Moussières avait livré son miel au Lex qu’il avait atteint à peu près en même temps que Frère Anselme.
Lorsque Constant avait repris le chemin du retour, il commençait à neiger.
Voilà l’hiver qui se décide à montrer le bout de sa patte.
Confiant dans sa force et sa belle santé montagnarde, l’homme n’éprouvait aucune appréhension dans la tempête qui fouillait la forêt. Sur le chemin, les traces de Frère Anselme avaient disparu et Constant ignorait tout du drame qui se nouait devant lui.
Il passa sous un gros vuarn dont les branches surchargées jetaient une voûte au-dessus du chemin, son regard remarqua un étrange détail dans la couche de neige moins épaisse, des traces de pas… Perplexe, le paysan regarda pensivement dans la direction indiquée par l’orientation des pas dont les traces s’évanouissaient au-delà de l’abri du branchage.
Faut que j’aille voir là-bas, dit-il à mi-voix.
Et il tomba en plein sur le corps recroquevillé de Frère Anselme.
Seigneur Dieu ! Un moine de Chézery !
Il crut d’abord que le frère était mort. Après un rapide examen, il constata qu’il ne l’était pas, mais qu’il ne valait peut-être guère mieux.
Il savait que la vie du moine dépendait de sa rapidité, mais en bon montagnard, il devait doser son effort pour tenir la distance. Il chemina ainsi pendant plus d’une heure dans la couche de neige de plus en plus épaisse. Constant n’entendit pas arriver les loups.
L’attaque du premier fauve le prit complètement au dépourvu. Il sursauta au douloureux choc des mâchoires se refermant sur sa cuisse.
Il tomba à la renverse, écrasant le loup sous son poids et celui de la hotte. Surprise d’avoir manqué son coup, la bête jaugeait sa proie d’un regard flamboyant. La deuxième attaque était imminente.
Pétrifié d’horreur, Constant vit trois autres loups venir se ranger autour du premier. S’ils attaquaient tous en même temps, il était perdu. Lentement, il commença à reculer contre un gros vuarn, sans quitter des yeux ses agresseurs. Son tronc assurait au paysan la protection de ses arrières.
Déjà, Constant faisait face aux autres loups. Il rugit.
Eh ben alors ! Venez ! Approchez ! Qu’est-ce que vous attendez ?
La grosse voix frappa les loups comme un tonnerre. Ils déguerpirent furtivement comme des chiens penauds, et disparurent en un clin d’œil parmi les arbres. Le robuste paysan mit quelques instants à réaliser que ses ennemis avaient bel et bien battu en retraite.
Du haut d’une petite colline, Constant, épuisé, aperçut tout là-bas une lumière vive en direction de sa maison. Il reprit sa marche interminable et finalement arriva à la ferme. Les bras de Jeanne se serrèrent autour du cou de son mari.
Comme tu as l’air rompu.
J’ai là, dans ma hotte, quelqu’un d’encore plus exténué que moi, répliqua Constant.
Constant s’approcha de la table, y déposa la hotte. Il ouvrit le manteau de mouton et dévoila l’inerte corps maigrelet. Posant sa large main sur la chétive poitrine, il fit une petite moue rassurée. Le cœur battait doucement.
Mon Dieu, chuchota Jeanne, le pauvre homme est mort ?
Non mais presque, il est gelé. Faut le réchauffer, mais doucement sinon on le tue.
Pendant un long moment, Jeanne et Constant s’employèrent à réchauffer progressivement le moine, massant sans relâche, faisant jouer les articulations l’une après l’autre, frictionnant le dos et les extrémités. Le pouls finit par reprendre de la vigueur et la vie revint dans ses membres.
Frère Anselme ne s’éveilla qu’au matin, inexplicablement surpris de se retrouver dans ce lit.
Mon ami Constant, je n’ai pas d’argent pour te payer. Pourtant, il est normal que ta charité et ton courage soient récompensés.
Mais je ne demande rien, mon Père. Ce que j’ai fait est dans l’ordre des choses, et je ne veux pas d’argent.
La meilleure récompense que vous pouvez me donner, c’est votre prière à Dieu, de temps à autre, quand vous serez de retour en votre abbaye.
Bien sûr Constant, que tu peux compter sur ma prière. Mais je vais aussi te laisser autre chose.
Il se tut pour goûter le chevret qu’il dégusta les yeux mi-clos.
Comme ce fromage est bon ! Jeanne, tu es un excellent maître fruitier ! A Chézery, nous fabriquons avec mes frères un fromage dont nous gardons jalousement le secret.
Je sais, dit le paysan, j’en ai déjà goûté. Il est vraiment bon, mais personne ne sait le faire ici aux Moussières.
Pour sûr, seuls nous autres les moines cisterciens savons le réussir. Mes amis, je m’en vais vous dévoiler ce secret pour que vous puissiez vous aussi fabriquer notre bon fromage.
Ce n’était pas le lait qui manquait chez nos Mousserands puisque les Grossiord possédaient quatre vaches.
Frère Anselme resta plusieurs jours chez ses nouveaux amis. Et lorsqu’il repartit vers Saint-Claude, sous un soleil lumineux, Constant et Jeanne savaient fabriquer ce délicieux fromage bleu persillé qu’on appelle “Bleu de Gex Haut-Jura” ou encore “Bleu de Septmoncel”.
On sut bien vite le réussir à la perfection sur le plateau des Moussières, où l’herbage bien particulier du Haut-Jura lui donne ce si subtil goût de noisette.
L’empereur Charles Quint lui-même le préférait à tout autre.
Nous ne pouvons pas juger cette légende, mais toutes les personnes qui ont fait des études sur le bleu de Gex s’entendent que, c’est à partir des Moussières que le fromage a commencé son extension. »