Connaissez-vous la Confrérie des Chevaliers du Tastevin, de la Cacasse à cul nu ou la Commanderie du Babau de Rivesaltes ? Ces organisations qui perpétuent les savoirs gastronomiques français s’appuient sur un imaginaire commun, à travers une mise en scène et un vocabulaire particuliers, et participent à préserver ce que l’Unesco nomme le patrimoine culturel et immatériel.
À travers des fêtes et divers rendez-vous au fil des saisons, elles célèbrent le patrimoine alimentaire commun, développent les liens sociaux entre « confrères et consœurs » et communiquent auprès d’un large public, y compris touristique.
Un peu d’histoire
Le terme confrérie (confraternitas, cum fraternitas) renvoie à la fraternité, soit un lien moral entre les membres d’une même communauté dans un esprit de solidarité, d’amitié et de valeurs de respect et de bienveillance.
À l’époque romaine, il existait autant de confréries que de métiers car le roi Numa rangeait tous les artisans en autant de confréries mentionnées dans la loi Justinien. Plus tard, le système féodal a du mal à administrer la globalité du Royaume de France. L’autonomie des collectivités locales dépendantes du roi se développe et elles sont alors administrées en dehors des contrôles seigneuriaux par les notables (échevinage et corporations) ; les confréries viticoles apparaissent pour gérer localement la production de vin.
Au XIIe siècle, les privilèges, par des chartes accordées par les pieux rois de France, leur donnent une connotation religieuse. La plus vieille serait l’Antico Confrarie de Saint Andiu de Galineiro, une confrérie bachique de la région de Béziers (1140, ravivée en 1968), suivie par la Jurade de Saint-Émilion (1199, ravivée en 1948).
p>Au fil du temps, la frontière entre corporatisme religieux et professionnel se réduit. Créées dans un but corporatif et caritatif, les confréries jouent un rôle de régulation de qualité et d’entraide. Au XIIIe siècle, le Conseil des Échansons (réactivé en 1954 à Paris) voit le jour par décret (un échanson était un officier chargé de servir à boire au roi ou à toute personne de haut rang). Au XIXe siècle, des sociétés de secours mutuel sont présentes dans chaque village bourguignon. Cependant, le rôle économique de ces confréries d’inspiration chrétienne se perd, en raison des avancées sociales, de l’augmentation de la taille des exploitations et de la généralisation des systèmes d’assurance. En 1938, la Confrérie des Chevaliers du Tastevin crée la Saint-Vincent tournante, cérémonie religieuse et profane associant les communes viticoles sous la protection du Saint.Les confréries gastronomiques sont, au départ, plus discrètes. L’ordonnance royale de Saint Louis (1248) donnée au Mestier des Oyers (rôtisseurs d’oies) de la ville de Paris regroupe les métiers liés à la viande et deviendra la confrérie de la Chaîne des rôtisseurs. Elle renaît après-guerre, sous la houlette de journalistes, gourmands et gastronomes.
Mais au nom de la liberté d’entreprendre, pour s’affranchir des groupes de pression de l’ancien régime, syndicats et revendications collectives des ouvriers sont mis à mal. Corporations, guildes et confréries sont alors interdites en 1791 par la loi Chapelier, détruisant par la même leurs us et coutumes.
À partir de 1950, les confréries connaissent un regain d’intérêt dû au développement du tourisme, à la volonté de mettre les terroirs français en valeur et de défendre une tradition française sur le plan culinaire et agricole.
Aujourd’hui, il s’agit d’associations loi 1901 indépendantes ou adhérentes à un groupement national, le Conseil français des confréries rebaptisé Fédération des régions des confréries (2022), européen, ou au Conseil européen des confréries œnograstronomiques, ou encore à un groupement international. Elles se définissent en trois catégories : bachiques (en lien avec le vin), gastronomiques (certaines associent vin et gastronomie) et savoir-faire.
Relevant d’une spécificité française, notée par le sociologue de l’alimentation Eric Birlouez, elles entretiennent des liens étroits avec les confréries du monde qui se multiplient.
Toutes œuvrent pour la défense et la promotion du patrimoine œnogastronomique d’une commune, d’un département, d’une région, constituant à elles seules une route des terroirs. De nouvelles confréries naissent encore, révélant ainsi l’intérêt porté à ce patrimoine et sa richesse.
Médiation patrimoniale historique et culturelle
Histoire et légendes forgent l’identité des territoires dans des récits où l’imaginaire ancré dans le passé rejaillit dans le présent touristique. La terminologie employée en rend compte à divers niveaux.
Les noms des confréries reflètent leur origine médiévale : Commanderie (du Babau de Rivesaltes), Compairie (du Gai barrelet), Coterie (des Closiers de Montlouis, Jurade (de Saint-Émilion), etc.
La commanderie correspond à la dignité et au bénéfice accordés aux chevaliers de certains ordres militaires ou religieux au Moyen Âge, la jurade regroupe les jurats, ceux qui ont prêté serment (terme utilisé à Bordeaux et dans le Sud-Ouest), et la coterie est une communauté paysanne chargée de la mise en valeur d’une région.
Un imaginaire ancré dans l’histoire
Ces organisations s’appuient sur l’histoire du territoire et de la vie sociale des habitants : la confrérie de la Cacasse à cul nu fait référence à un plat du pauvre (ragoût de pommes de terre sans viande) dans les Ardennes où la nourriture était liée à une économie en autarcie.
La confrérie des Maqueux de saurets (Aisne) repose sur l’histoire du chemin de fer qui a, en trois décennies, décuplé la population de Tergnier, où la vie était austère. Le sauret, c’est le hareng fumé – on dit hareng saur – que les mécanos ramènent par fûts entiers depuis Boulogne-sur-Mer, et qui remplace la viande. Les maqueux, ce sont les mangeurs (de harengs fumés).
La commanderie du Babau de Rivesaltes, quant à elle, fait revivre la légende de tradition orale du dragon (Babau) lors d’une fête réunissant habitants, artisans, associations, commerces.
Les dénominations employées dans le nom des confréries renvoient aux actions de leurs membres : ils mangent, boivent, dégustent, représentent un métier, un objet.
La confrérie des Dégusteux d’chiev d’selles (fromages de chèvre), des Lichonneux (qui lichent c’est-à-dire qui aiment) de la tarte Tatin, des Tameliers du bon pain (le tamelier est l’ancêtre du boulanger) ; des Compagnons du Bousset d’Auvergne (tonnelet portatif), de la Loucholle (petite louche en étain) en Bourgogne, ou des tire-douzils (cônes en bois destinés à reboucher les tonneaux percés lors de la dégustation) des vins du Haut-Poitou, etc.
Rites et rituels usent d’un vocabulaire traditionnel désignant les dignitaires : Grand Maître, Chancelier, Argentier, Échanson, Trouvère, Écrivassier, etc. Le parrainage par un membre est de coutume. Les intronisations se déroulent lors de rituels publics (nommés chapitres) ressemblant aux cérémonies chevaleresques. La prestation d’un serment solennel engage le récipiendaire et sacralise ce cérémonial.
Les costumes, comme le nom des groupes, contribuent à forger une identité marquée. La confrérie des oignons AOP de Roscoff, de la Galette à suc’ et du Gâteau mollet, de la poule et du pâté de Houdan mettent en scène et participent à la médiation du patrimoine alimentaire en se donnant à voir au public selon leurs modalités propres.
La Confrérie de la Moutarde de Dijon arbore un habit de couleur moutarde (elle trouve son origine dans la Confrérie des moutardiers-vinaigriers fondée en 1600), une médaille et un emblème, un moulin à moutarde posé sur l’écusson de la ville avec la devise « Moult me tarde », empruntée à Philippe le Hardi.
Les confréries défendent et sauvegardent ces patrimoines par l’intermédiaire d’ AOP (Appellation d’origine Protégée) et d’IGP (indication géographique protégée) comme la confrérie du brie de Meaux ou la moutarde de Bourgogne (IGP) et ont participé à l’inscription du repas gastronomique des Français au patrimoine mondial de l’Unesco en 2010. Les produits du terroir deviennent ainsi des biens culturels au même titre que les monuments ou les paysages d’une région.
Jouant sur la qualité locale des produits, prônant le bien manger et le bien boire d’une région, d’une ville, elles renforcent la légitimité des territoires, en termes de valorisation touristique. Encourager la consommation de produits locaux répond à la quête d’authenticité valorisée par le tourisme engagé en faveur de l’environnement et favorise le développement durable, mettant en relief le terroir par-delà les territoires.
Valeurs sociales et environnementales
Porte-parole d’une identité alimentaire historique, géographique et culturelle, les confréries sont des acteurs sociaux liant les citoyens, les acteurs du territoire et leur histoire, signe d’une sociabilité engagée. Elles révèlent de grands mouvements de l’histoire des mentalités et de l’histoire culturelle.
Les symboliques des cérémonies rituelles, leur fonctionnement discursif confèrent une dimension sacralisée à ces communautés, où les valeurs humaines sont le relais d’une forte socialisation. Dans un monde où le besoin de repères est sensible, les confréries sont l’incarnation de valeurs à l’heure où chacun est rivé sur son écran, en (re)créant des liens entre toutes les catégories sociales. Elles sensibilisent les jeunes locaux ou jeunes producteurs, leur dévoilent le savoir-faire lié au patrimoine culturel, lors de parrainages.
Elles empruntent des supports de communication qui n’ont rien de moyenâgeux (sites, réseaux sociaux, presse, TV) pour faire découvrir au plus grand nombre ce(s) patrimoine(s).
Conscientes des enjeux de développement durable, elles assurent la promotion d’une palette de produits et de savoir-faire agricoles « favorisant la fertilité des sols, l’entretien des paysages, la qualité nutritionnelle d’une agriculture raisonnée et donc la santé » (Fiche d’inventaire du Patrimoine culturel immatériel 2023), rôle essentiel dans le paysage actuel qui dépasse la simple conservation des traditions gastronomiques.
Anne Parizot, Professeur des universités en sciences de l’information et de la communication, Université de Franche-Comté – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.